Chapitre 7

 

Le statut de Lisbeï à Béthély était devenu encore plus particulier. Une fois par jour, pendant trois heures, elle retrouvait Selva dans son bureau transformé en salle d’étude. Plus tard s’ajouteraient les séances avec Mooreï et Antoné. Et elle devait consacrer au moins deux heures par jour à revoir et apprendre ces leçons. L’histoire servait à la lecture, à l’écriture, à la géographie, au calcul et – invisible mais d’autant plus formatrice – à la morale. Selva parlait peu d’Elli. Plus tard, avec Mooreï, la Parole revint se mêler plus souvent à l’histoire, mais déjà, pour Lisbeï, il s’était établi entre elles une légère distance.

Le reste du temps, elle devait se mettre comme toutes les autres dotta à la disposition des captes, aux cuisines ou aux étages, plus tard dans les jardins, aux étables, à la filature… Il y avait toujours du travail pour tout le monde à Béthély, et de ce point de vue Lisbeï se serait plutôt plainte à Tula qu’on la traitait comme tout le monde. Car enfin, elle n’était pas vraiment comme tout le monde. Elle avait eu ses tatouages bien avant les autres. Elle était la future Mère de Béthély, n’est-ce pas ?

Selva comme Mooreï avaient beau lui souligner par leurs paroles ou leur comportement que la future Mère de Béthély n’était pas tellement différente des autres, Lisbeï n’aurait pas détesté recevoir un peu de l’affection respectueuse qui environnait la Mère et sa Mémoire. Elle pouvait percevoir les sentiments qu’elle suscitait chez les adultes : cette variété d’affection bourrue qu’on accordait à toutes les petites dotta, ou un amusement parfois un peu condescendant, ou une sorte de sévérité plus exigeante, et même parfois quelque chose qui ressemblait à de l’hostilité. Sûrement ni respect ni admiration. Quant aux autres dotta, surtout les plus grandes, quand elles n’étaient pas perplexes ou agacées, elles semblaient ressentir pour Lisbeï une sorte de compassion, voire de pitié, qui l’enrageait presque. Ne se rendaient-elles pas compte qu’elle serait la Mère de Béthély, la Capte ? Mais Lisbeï avait le sentiment de comprendre leur attitude ; quand elle était honnête avec elle-même, elle admettait regretter un peu les premiers mois dans la Tour, quand elle faisait vraiment partie de l’équipe de Majda. Officiellement, elle en faisait toujours partie ; mais en pratique son nouvel emploi du temps l’empêchait de participer à bien des activités du groupe, que ce soit le travail ou les jeux. À mesure que le temps passait, tout le monde semblait s’accorder sur le fait qu’elle pouvait faire partie de n’importe quelle équipe parce qu’elle n’appartenait vraiment à aucune en particulier, et bien qu’elle fît toujours chambre commune avec Arié, l’écart se creusait entre elle et l’équipe de Majda. Oh, elle n’était pas isolée. Mais elle était seule. Elle observait de l’extérieur les courants d’amour et de désamour qui rapprochaient et séparaient les autres dotta. Parfois, la nuit, après avoir longtemps écrit dans le cahier, elle se faisait plaisir en silence, en pensant fort à Tula.

Elle ne souffrait pas vraiment de cette solitude, pourtant. D’une certaine façon, c’était « comme à la garderie », l’incantation familière lui procurait là aussi une sorte d’apaisement. Et puis, si la perception qu’elle avait d’autrui ne lui permettait jamais d’oublier sa variété particulière de solitude, c’était aussi ce qui lui permettait de s’en accommoder : des sentiments aussi universels à son égard ne pouvaient qu’être la norme ; ce devait être ainsi, puisque c’était ainsi. Elle le regrettait parfois, elle en était blessée, irritée. Puis elle pensait alors qu’elle avait eu tort. De toute façon, Tula finirait par sortir de la garderie et tout serait bien de nouveau.

Et d’ailleurs, sa situation n’était pas sans avantages. À Béthély, même si leurs diverses tâches dans les Tours les amenaient toujours à utiliser et affiner les talents élémentaires acquis dans les garderies, les dotta ne commençaient leur éducation véritable qu’après leur huitième anniversaire, après leurs tatouages, lorsqu’on inscrivait leur nom dans le Livre des Lignées, quand leur survie à la dangereuse petite enfance était enfin officielle. Lisbeï, elle, apprenait quantité de choses passionnantes avant tout le monde. Malheureusement, elle ne pouvait vraiment s’en prévaloir : les autres étaient au début assez indifférentes à ce savoir sans rapport avec leur vie quotidienne dans les Tours, puis plus agacées qu’envieuses de l’avance de Lisbeï quand elles eurent à leur tour commencé leurs leçons. Mais elle pouvait toujours se féliciter de ses connaissances, au moins avec Tula, par l’intermédiaire du cahier. Elle avait moins de travail manuel à effectuer dans les Tours, avantage relatif puisqu’un bon tiers de sa journée était consacré au travail intellectuel. Elle pouvait aussi se promener dans la Tour et plus tard dans toute Béthély, bien plus souvent et plus librement que n’importe quelle dotta ; pour faire telle course, accomplir telle tâche, elle avait ses itinéraires, ses raccourcis ; Béthély lui appartenait mieux ainsi, presque comme si elle avait créé elle-même ces labyrinthes de corridors, d’étages et d’escaliers où elle découvrait presque chaque jour de nouvelles connexions, de nouvelles complexités.

Et enfin, dernier avantage mais non le moindre, elle pouvait poser plus de questions aux adultes et on avait tendance à lui répondre plus facilement qu’aux autres dotta.

Comment aurait-elle fait, sinon, pour apprendre où irait Tula à sa sortie de la garderie de la Tour Ouest ?

Il fallut de l’habileté et de la patience, mais là aussi Lisbeï avait l’habitude, depuis la garderie. Des remarques innocentes, des questions à côté – mais à force d’être à côté, comme avec les petits carrés de bois du puzzle à alphabet, on se retrouvait là où l’on voulait être. Lisbeï apprit quand Tula sortirait, à quelle tutrice elle serait assignée, à quel étage et dans quelle chambre elle se trouverait et avec qui. Tout était bien organisé à Béthély, la gestion des nouvelles dotta comme le reste : il y avait des listes établies à l’avance.

Tula avait été affectée à la même Tour que Lisbeï mais ce n’était pas si curieux : Lisbeï n’avait plus jamais prononcé le nom de Tula. Selva voulait croire que Lisbeï avait été distraite de Tula par sa nouvelle existence et que leur lien inattendu s’effilocherait assez en deux années (une éternité pour des enfantes de cet âge !) pour n’être plus dangereux. Mooreï, qui avait pourtant vu Lisbeï et Tula ensemble, essayait de le croire aussi. Si Antoné pensait autrement, elle non plus ne prononçait plus le nom de Tula. Ce n’était pas elles de toute façon que Lisbeï avait manipulées pour obtenir les renseignements nécessaires. Elle ne se sentait nullement coupable d’agir ainsi. Selva, Mooreï ou Antoné lui apprenaient que ce n’était pas bien et elle était d’accord ; mais tout ce qui concernait Tula se trouvait dans un univers à part, auquel ne s’appliquait aucune autre règle que les leurs.

Il n’y avait plus maintenant qu’à rayer les jours sur le calendrier secret et à attendre, en remplissant un deuxième gros cahier, dans les nuits silencieuses, pendant qu’Arié dormait à poings fermés.

Et Tula sort enfin, à la date et à l’heure prévue. Avec sa tutrice et les deux autres de son équipe, elle passe à l’endroit prévu, où Lisbeï l’attend avec le petit mot qu’elle va lui glisser dans la main, l’heure et le lieu d’un rendez-vous. Tula s’approche, Tula, Tula, elle n’a pas beaucoup changé, à peine grandi. (Surgit une pensée un peu dérangeante, sans que Lisbeï sache pourquoi : comme elle ressemble à Selva !) Ses yeux vont se poser sur Lisbeï, la présence aimée va bondir joyeusement à sa rencontre, oh, pourvu que Tula ne dise rien, ne réagisse pas, on se douterait de quelque chose… Et Tula voit Lisbeï en travers de son chemin et…

Elle la contourne et passe sans plus la regarder.

Lisbeï reste pétrifiée, la main à demi tendue avec le bout de papier si soigneusement plié en huit. Elle rêve. Elle doit rêver. On la bouscule et son corps se remet en marche avec une étrange autonomie. Elle ne peut pas s’être trompée ? C’était bien Tula ? Ce regard indifférent ? Cette absence de lumière ?

Elle essaie de se rappeler, le cœur dans la gorge, les jambes molles. N’a-t-elle vraiment rien perçu ? Tout s’est passé si vite… Si, elle a senti quelque chose… sa propre joie tremblante qui rebondissait vaguement vers elle, mais pas celle de Tula, non, elle n’a rien perçu de Tula, seulement ses émotions à elle renvoyées comme… par une sorte de miroir lisse, dur et brillant, horriblement familier. Selva ! Qu’est-ce que Selva a fait à Tula ?

 

* * *

 

(Lisbeï/Journal à Wardenberg)

 

Wardenberg, 4 d’ellième 496

 

J’ai fait le rêve de la cerisaie, cette nuit, Tula. Je ne l’avais pas fait depuis si longtemps. Je comprends un peu mieux maintenant pourquoi c’était un cauchemar si horrible et pourquoi je ne t’en ai jamais parlé. Je te déteste tellement dans ce rêve-là. Tout le reste est normal, il y a seulement cette… haine en moi, quand je te regarde. Un rêve si bref. Les autres n’y étaient pas, cette fois-ci, ni le puits où tu tombes, il n’y avait que toi. Tu cueillais les cerises et je te voyais dans l’arbre. Je me suis réveillée comme d’habitude en sueur, le cœur battant comme si j’avais trop couru. Mais je n’ai pas pleuré. Je me suis rendu compte de ce que c’était vraiment, cette émotion qui passe toujours du rêve au réveil. Pas de la peine. De la colère, Tula. De la haine. C’est pour ça que je pleurais, autrefois : ça m’effrayait de te haïr si fort, si fort que je ne voulais même pas savoir ce que c’était, seulement que c’était un cauchemar…

Tout le temps qu’il m’a fallu pour admettre que non, Selva ne t’avait rien fait, que tu t’étais délibérément entourée de cette barrière (comme elle, mais je n’y ai pas pensé à ce moment-là). Ta façon de survivre, d’accord. Mais moi aussi j’avais dû survivre sans toi ! Et je n’avais pas fait ça ! Je ne t’aurais pas fait ça ! Passer le lendemain avec cet intérêt poli, « Oh, bonjour Lisbeï », et t’en aller rire avec l’autre, je ne sais plus qui, quand elle te dit une phrase avec mon nom dedans.

Chroniques du Pays des Mères
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